Après l’échec de leur offensive éclair, au début de la guerre en Ukraine, les forces russes ont réduit leurs ambitions et se concentrent désormais sur la conquête du Donbass. Un objectif limité où se joue une guerre d’usure, indique Vincent Tourret de la Fondation pour la recherche stratégique.
Oui, on peut dire ça. On assiste à un retour aux fondamentaux de la doctrine russe où on observe une bien meilleure intégration interarmes. Pas forcément interarmées, avec les feux de l’aviation, pour l’instant, ça a l’air encore assez insuffisant. Mais au niveau de l’intégration des feux de l’artillerie, ils se débrouillent beaucoup mieux. Quelque part, c’était un peu attendu puisque c’est un de leurs points forts. C’est comme cela qu’ils imaginaient mener leurs opérations, en mettant l’élément du feu en avant pour conquérir le terrain et préparer ensuite la manœuvre des troupes.
C’est-à-dire qu’on écrase tout avec de l’artillerie et on avance ensuite ?
D’une façon un peu simplifiée, ça peut se résumer à ça. Les développements des doctrines russes étaient de parier, soit vers une meilleure qualité de la puissance de feu, c’est-à-dire avec l’arrivée des munitions de précision, la mise en réseau des composantes – donc, l’intégration des capteurs, par exemple, les drones avec les bouches à feu, l’artillerie roquette, l’artillerie tube. Ils pouvaient parier sur cette nouvelle qualité, sauf que celle-ci, on le remarque, a été insuffisamment développée.
Après, ils en reviennent à un mode plus basique, qui est un peu moins efficace, mais qui fonctionne : une approche zonale, pas à pas, plus méthodique, qui va compenser du coup l’imprécision des tirs par une masse de feu supérieure.
Aujourd’hui, les Russes ne tirent plus que des munitions lisses, ils sont à court de missiles de précision ?
Ce qu’on peut observer, c’est que vous avez une altération, un changement de la composition des frappes russes. C’est-à-dire que leurs salves étaient au début d’abord des missiles de longues portées, des missiles qu’ils appellent tactico-opératifs : toute la gamme des Iskanders, les Tochka, les missiles de croisière. Ce stock-là, qui concerne des armes plutôt sophistiquées arrive en limite de stock, d’autant plus qu’ils ont besoin d’une partie de ces missiles pour assurer leur mission de dissuasion stratégique. Il ne faut pas croire non plus qu’il n’y a plus aucun Iskander, plus aucun missile sophistiqué russe, c’est juste que ceux qui restent ne peuvent pas être utilisés à des fins conventionnelles dans le cours des opérations. Ce que l’on observe aujourd’hui, c’est un rôle plus important de l’aviation et c’est un rôle prépondérant de l’artillerie terrestre, et donc avec aussi une imprécision beaucoup plus grande.
Justement l’armement côté ukrainien, il y a l’armement américain et français – on pense à la petite dizaine de Caesar, qui sont très efficaces– et les triples Seven américains, mais aussi l’arrivée prochaine de tubes multiples qui pourraient faire la différence au niveau qualitatif !
La forme des combats a évolué, partant de combats qui étaient plutôt à courte portée. Les Ukrainiens avaient le dessus parce qu’ils pouvaient jouer sur une infanterie plus nombreuse, qui pouvaient saturer les pointes blindées russes avec des armes antichars et jouer sur le terrain, valoriser la défense.
Cette configuration a évolué aujourd’hui. Les Russes font plus appel à leur moyen de feu en direct et à l’artillerie, ce qui décroît l’efficacité de l’infanterie ukrainienne. Les apports occidentaux deviennent d’autant plus critiques pour les Ukrainiens, d’autant qu’ils ont besoin de compenser leur infériorité sur les segments plus lourds des frappes. C’est absolument pertinent de les renforcer en artillerie.
On a vu au début une offensive sur trois axes échouer côté russe, et finalement, maintenant, se centrer sur un objectif plus restreint, le Donbass. C’est une guerre asymétrique et de haute technologie, côté ukrainien, avec une résistance farouche. Qu’est-ce qu’on peut dire de ces 100 jours de guerre ? Et quelle analyse en faites-vous?
Vous avez eu déjà un changement total du niveau de la guerre envisagée par le camp russe. Au début, vous aviez la vision d’une « opération spéciale » qui allait être d’abord déterminée par la fulgurance, la qualité des forces de hautes technologies russes et qui allait pouvoir balayer l’Ukraine en quelques jours. Ce scénario ne s’est pas du tout concrétisé.
Aujourd’hui, vous êtes véritablement rentrés dans la guerre de haute intensité. Surtout, il y a eu une prise de conscience du côté russe que c’était une guerre d’un bien plus haut niveau. Et ça se voit au niveau de leur ambition opérationnelle. On voit qu’il y a une concentration, mais vécue comme une sorte de réduction de leurs objectifs. Vous avez des encerclements de plus en plus réduits, centrés sur le Donbass, et une vision beaucoup plus pragmatique pour les Russes de ce qu’ils peuvent véritablement atteindre avec les forces qu’ils ont à disposition.
Par exemple, il y avait le schéma théorique par l’encerclement par le Dniepr, tout ça s’est complètement évacué. Aujourd’hui, les opérations se concentrent vraiment sur la pointe extrême du dispositif ukrainien, autour de Sievierodonetsk, avec les poussées sur Popasna et Lyman. Concrètement, il y a une victoire russe qui se dessine, mais qui est extrêmement localisée, qui est très limitée.
Où en est l’armée russe ? La Russie pourra-t-elle continuer sa poussée offensive ? On a beaucoup parlé des effectifs qui avaient subi une attrition importante, qui n’avaient bénéficié que du renfort très limité de 10 000 hommes à peu près, des unités constituées qui sont au front depuis cent jours.
Sur les offensives en cours, autour de Sievierodonestk, a priori, elle a l’air capable d’aller au bout de son schéma d’opération et de prendre la ville. D’ailleurs, les Ukrainiens ont l’air plutôt d’abandonner ses positions avancées, faisant aussi un choix pragmatique de resserrer leur défense plus vers les arrières.
En fait, il y a plusieurs questions dans ce que vous me posez. Déjà, l’état de l’armée russe. Comment celle-ci régit à ses pertes ? Et ensuite, quelle suite donner à la guerre ? Quelle va être ses prochaines étapes ? Sur l’état de l’armée russe, ce qui est intéressant et presque un paradoxe, c’est que malgré les pertes qui sont extrêmement lourdes -on parle de plus de 10 000 hommes perdus, c’est certain- et avec des pertes matérielles aussi très importantes -on a parlé de l’usure des stocks de missiles sophistiqués, mais aussi des pertes blindées, il y a les pertes de l’aviation…- vous avez une armée qui, paradoxalement, ne connaît plus les effets de démoralisation profonds qu’il y avait au début de la première phase du conflit.
Vous avez une armée russe qui a une meilleure discipline, qui n’a pas non seulement une meilleure efficacité tactique sur ses unités d’infanterie, mais qui s’est solidifiée. Elle est beaucoup plus cohérente, en tout cas, dans ce qu’elle essaye d’obtenir et dans les moyens qu’elle utilise. Par contre, sur les évolutions du conflit, elles sont beaucoup plus pessimiste pour les Russes. Malgré les quelques avancées qu’ils ont faites ces derniers jours, vous avez un épuisement de leur potentiel offensif. La grande question qui se dessine, c’est : est-ce que les Ukrainiens vont pouvoir prendre l’initiative et lancer de véritables contre-attaques pour récupérer des territoires perdus ? Et là, on rentre véritablement dans un inconnu parce que, ce que l’on connaît de l’armée ukrainienne, c’est une armée qui a surtout performé dans la défense, et c’est pour ça qu’elle s’était formée. C’était là qu’elle avait tiré son expérience avec la guerre dans le Donbass depuis 2014, et elle a montré toute sa qualité.
La grande question, c’est : est-ce qu’elle va pouvoir transformer la qualité tactique de ses unités qu’elle a démontrées jusqu’ici en une qualité d’un niveau supérieur ? Donc, au niveau opératif, voire stratégique, pour pouvoir articuler des manœuvres beaucoup plus ambitieuses, pour pouvoir déloger les Russes ? Et là, on n’a véritablement aucun moyen de le savoir. L’usure est forte, on le sait. Les contre-attaques ukrainiennes sont avant tout tactiques et locales, sur Kharkov, aujourd’hui sur Kherson, mais une attaque de plus grande ampleur est, pour l’instant, très difficile à déterminer dans sa faisabilité.